En un tour de table avec trois aînés aujourd’hui, j’ai découvert une saveur aigre-amer qui, à défaut d’entacher mes papilles gustatives, vient salir la page du jour dans le livre de ma mémoire. Cette saveur est en peu de mots : la nostalgie d’une époque que je n’ai pas vécu, celle d’une société que j’ai à peine connue dans mon enfance, et qui, aujourd’hui, est du domaine de l’utopie. Qu’avons nous fait de ce pays ? Pour ceux et celles qui n’ont que vingt ans et qui ne se connaissent qu’à travers notre démence commune, Le Quotidien 509 vous propose, de remonter le temps, cette semaine, dans sa rubrique lyrics, à la recherche d’une odeur perdue mais que nous pouvons retrouver, avec Émeline Michel et Sidon Joseph.
Entre l’exil à la recherche d’opportunités en terres étrangères et une forme d’auto-séquestration en vue de se protéger des malfrats, entre l’impossibilité de se mouvoir librement dans nos vallons et l’agonie de la vie culturelle et récréative dans nos villes, nombreux sont nos compatriotes rongés par le mal du pays. Nombreux sont ceux qui rêvent de se retrouver, en retrouvant un lieu, un paysage, une odeur du terroir, un visage familier et un fruit… On est chez soi que là où réside son cœur, et le cœur de tout haïtien n’est point ailleurs qu’en Haïti.
Comment peut-on expliquer ce sentiment d’attachement et d’amour en dépit des maux? Pour éclairer notre lanterne, Jacques Roumain, ( en avance sur la question et sur son temps) nous a révélé : “Si l’on est d’un pays, si l’on y est né, comme qui dirait : natif-natal, eh bien, on l’a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes : c’est une présence dans le cœur, ineffaçable, comme une fille qu’on aime : on connaît la source de son regard, le fruit de sa bouche, les collines de ses seins, ses mains qui se défendent et se rendent, ses genoux sans mystère, sa force et sa faiblesse, sa voix et son silence.”
Éméline Michel, dans son titre l’odeur de ma terre, exprime ce lien fort en ces termes:
“Ou pa ka tronpe m’
Non, je ne vais pas marcher
C’est comme le café
L’odeur de ma terre
Tu ne peux pas me tromper
Non, ou pa ka achte m’
C’est comme le café
L’odeur de ma terre
Se pa on paradi
Mais c’est mon pays
Ou pa ka achte l’
Je ne vais pas le troquer
On a un drapeau
Nou koke l’ byen wo
Après la tempête
On fera la fête.”
Elle continue en exprimant sa nostalgie des détails insignifiants aux yeux de tout étranger mais vitals à nous autres :
“C’est comme le café
L’odeur de ma terre
La misère nous fait la peau
Nos madones en caracaux
Laissent la plage aux abricots
Sur de tous petits bateaux
Mais elles gardent leurs drapeaux
Di bonjou, koman nou ye?
Trò lontan mwen pa goute
Yon gode ju grenadin
Yon tablèt dous kokoye
Et la pulpe d’une mandarine.”
Pour aller plus loin dans notre réflexion, l’idée derrière le texte Ayiti bèl fanm de Sidon Joseph est à son tour un témoignage vibrant des sentiments que nous éprouvons envers notre terre :
“Ayiti bèl fanm,
Ou mache nan tout san m.
Mwen renmen w jouk mwen vle fou,
Kou rara renmen tanbou.
Konsa pitit zantray va chache chimen lakay,
Pou yo sa vin chante, Ayiti cheri.
Ou se manman mizè m
Ou se rèn ki jouk nan kè m …”
En plus de témoigner de l’amour et l’attachement dans ces deux œuvres, on retrouve l’espoir que nous tous devons entretenir pour qu’ils s’en suivent de véritables actions pouvant permettre de changer la donne. Éméline nous dit qu’après la tempête on fera la fête, Sidon quant à lui affirme :
“Ayiti sou kabann lopital
An n ba l swen natif natal.
Konsa pitit zantray va chache chimen lakay,
Pou yo sa vin chante ansanm, Ayiti cheri.
Klòch la gen pou sonnen
Limyè w gen pou limen
Sou gran chimen
Zwazo yo va chante
Abèy yo va vole
Lè bèl flè yo va leve
Lavi va souri lè nan tout kè lanmou blayi
Ak tout fòs na va di, Ayiti cheri…”
Jusqu’à preuve du contraire et malgré tout
LAKAY SE LAKAY ET PA GEN TANKOU LAKAY… C’est une leçon que comprennent tous nos expatriés. Mais nous autres encore présent, l’apprendrons-nous un jour, l’apprendrons-nous jamais ?
Marc Arthur PAUL