69. L’influence des politiciens et des acteurs financiers sur les activités des gangs est de nature systémique. Les politiciens et les élites économiques qui souhaitent obtenir des votes ou protéger leurs biens paient généralement les gangs en nature ou en espèce, une pratique qui a progressivement enrichi les gangs et leur a donné plus de pouvoir.
70. D’après le Groupe d’experts, certaines de ces relations ont peut-être évolué au fil du temps du fait de plusieurs facteurs, notamment les récentes sanctions unilatérales visant des personnalités politiques et économiques ainsi que le retard des élections nationales et des campagnes politiques correspondantes, qui ont généralement pour effet de renforcer les liens entre politiciens et gangs. Ceux-ci disposant de plus en plus de sources de revenus autonomes (voir plus bas), ils s’émancipent progressivement de leurs bailleurs traditionnels. Cependant, le recul actuel de cette collusion visible entre les gangs et certains membres de l’élite politique et économique ne permet pas d’en déduire automatiquement que la séparation est totale. Au contraire, la relation peut rester fluide et être réactivée rapidement.
71. Le Groupe d’experts a des preuves selon lesquelles Reynold Deeb, Directeur général du Groupe Deka, un important importateur de biens de consommation, qui fait l’objet de sanctions par un État Membre, finance des membres de gangs pour protéger son entreprise et assurer le transport des marchandises qu’il importe48. En 2017, M. Deeb a payé un chef de gang afin de pouvoir mener ses activités dans l’un des principaux ports. Plus récemment, d’après plusieurs sources indépendantes, M. Deeb a utilisé des membres de gangs pour faire pression sur certains douaniers du port afin que ses conteneurs ne soient ni inspectés ni interceptés, ce qui lui a permis d’éviter certains droits d’importation. Enfin, comme le G9 contrôle la zone autour du port de l’Autorité portuaire nationale et les routes qui y mènent, M. Deeb, comme d’autres grands importateurs, paie les gangs pour que sa marchandise passe par leur territoire.
72. Entre septembre et décembre 2019, toutes les activités économiques du pays ont été bloquées, ce qui est communément appelé peyi lok. L’opposition politique, soutenue par des acteurs économiques, dont M. Deeb, a demandé à la population de rester chez elle dans un mouvement de protestation visant à faire pression sur le Président Moise pour qu’il démissionne. Les transports publics ont été paralysés en raison de la pénurie de carburant, les écoles ont été fermées et les réserves de nourriture ont chuté, car les barricades et la violence empêchaient la libre circulation des personnes et des biens à travers le pays, coupant les régions de la capitale. Affairiste, M. Deeb, profitant de la forte demande de produits alimentaires, a soudoyé des députés, qui ont ensuite payé des chefs de gangs pour que ceux-ci dispersent les manifestants pour débloquer les rues afin de permettre l’entrée de ses marchandises dans le pays.
73. Michel Martelly, qui a été président de 2011 à 2016, s’est servi des gangs pour étendre son influence dans les quartiers afin de faire avancer son agenda politique, contribuant ainsi à un héritage d’insécurité dont les effets se font encore sentir jourd’hui50. Le Groupe d’experts a reçu des informations selon lesquelles, pendant son mandat, M. Martelly a financé plusieurs gangs, tels que Base 257, Village de Dieu, Ti Bois et Grand Ravine, notamment en leur fournissant des fonds ou des armes à feu.
74. D’après plusieurs sources, M. Martelly a créé la Base 257, qui a été financée et armée au fil du temps pour empêcher les manifestations contre le pouvoir à Pétion- Ville, notamment à partir de 2014. Ce gang est régulièrement mêlé à des meurtres, des enlèvements, des vols et au trafic de drogue. M. Martelly est également passé par des intermédiaires, notamment des fondations ou des membres de sa garde rapprochée, pour établir des relations et négocier avec d’autres gangs. Ainsi, Arnel Joseph, l’ancien chef du gang de Village de Dieu, a déclaré qu’il s’entretenait régulièrement avec un intermédiaire travaillant dans l’unité de protection rapprochée de M. Martelly, ajoutant que cet intermédiaire lui donnait des armes à feu et d’importantes sommes d’argent. Dans une vidéo, Ti Lapli, l’un des chefs actuels de Grand Ravine, explique que l’ancien Président a remis à Tet Kale (ancien chef de Grand Ravine) un fusil Galil 5,56 mm appartenant à la police et un fusil de même type à Chrisla, chef du gang Ti Bois. Après l’assassinat de Tet Kale, Ti Lapli a récupéré l’arme.
75. De 2016 à 2020, Prophane Victor a été député de Petite Rivière, dans le département de l’Artibonite, une région où les niveaux de violence et de contrôle des gangs sont en augmentation. Pour assurer son élection en 2016 et son contrôle sur la région, M. Victor a commencé à armer des jeunes de Petite Rivière, qui ont ensuite formé le gang Gran Grif, actuellement le plus important du département de l’Artibonite et principal responsable des violations des droits humains, y compris de violences sexuelles. M. Victor a continué à soutenir Gran Grif jusqu’en 2020, date à laquelle le gang et lui se sont brouillés à la suite de promesses non tenues faites pendant la période électorale. Depuis, il soutient des gangs rivaux et des groupes d’autodéfense dans la région. Outre les éléments de preuve recueillis par le Groupe d’experts, M. Victor fait l’objet de sanctions par le Canada depuis juin 2023.
76. Youri Latortue, originaire des Gonaïves, ancien Président du Sénat de 2017 à 2018, exerce un contrôle considérable sur la vie politique et économique du département de l’Artibonite, notamment par le recours à des gangs, comme Raboteau, qu’il finance et arme. Plus récemment, des sources confidentielles ont dit au Groupe d’experts que M. Latortue avait également financé le gang Kokorat Sans Ras, un groupe extrêmement violent du département de l’Artibonite, en collusion avec Raboteau. M. Latortue a eu recours à des gangs pour assurer sa protection rapprochée et détruire des biens. Outre les éléments de preuves recueillis par le Groupe d’experts, M. Latortue fait l’objet de sanctions imposées par le Canada et les États-Unis pour aide aux gangs. Le Groupe d’experts a récemment reçu une vidéo dans laquelle Barbecue (HTi.001), le chef de gang, déclare que M. Latortue lui avait remis 30 000 dollars.
77. Le Groupe d’experts s’intéresse à plusieurs acteurs économiques et politiques qui ont créé ou financé des gangs, y compris au moyen de fondations, et entend poursuivre ses enquêtes.