Extrait du rapport de l’ONG International Crisis Group publié le 5 janvier 2024.
La vague catastrophique de violence des gangs en Haïti, sans parler de l’effondrement politique et de l’urgence humanitaire, a convaincu les autorités du pays et une grande partie de l’opinion publique qu’il n’y a pas de meilleure perspective qu’un soutien armé venu de l’étranger. À condition d’être bien planifiée et exécutée, la mission multinationale dirigée par le Kenya, qui devrait envoyer son premier contingent restreint en Haïti au début de l’année 2024, pourrait être en mesure d’offrir aux Haïtiens un répit face aux violences des gangs, préparant ainsi le terrain pour des réformes qui seront indispensables à leur bien-être à l’avenir.
Toutefois une attention rigoureuse aux considérations à court et à long terme sera essentielle au succès de la mission. Si les forces se déploient avant d’avoir atteint les effectifs et d’avoir reçu la formation qui leur permettront d’opérer efficacement et avec une protection adéquate pour elles-mêmes et les civils dans les zones urbaines denses d’Haïti, les gangs pourraient bien renverser la situation, discréditant ainsi toute l’entreprise. Faute d’être accompagné par des réformes en aval et par un accord politique que les factions du gouvernement et de l’opposition considèrent comme légitime, tout le travail qui sera accompli par cette mission pourrait être rapidement menacé.
Les forces étrangères se heurteront à des obstacles opérationnels majeurs lorsqu’elles chercheront à affaiblir l’emprise des gangs en Haïti. Avec une mission prévue de 2 500 à 5 000 personnes – dont toutes ne seront pas des officiers impliqués directement dans des opérations de maintien de l’ordre – le Kenya, les autres pays contributeurs et les autorités haïtiennes devront soigneusement peser leurs priorités stratégiques. Compte tenu de sa portée limitée, la mission n’est pas destinée à mettre fin au problème des gangs en Haïti une fois pour toutes. Mais même en cherchant à atteindre un ensemble limité d’objectifs susceptibles d’apporter des améliorations tangibles à la vie de la population – comme la reprise du contrôle des entrées sud et nord de la capitale et le rétablissement de la libre circulation sur ces routes – il faudra, si rien ne change, engager un combat frontal avec plusieurs gangs.
Les groupes armés semblent réfléchir à deux façons de réagir à l’arrivée de la mission, selon des entretiens avec des personnes informées des discussions.D’une part, et malgré la recrudescence des affrontements entre bandes rivales, les chefs de gangs parlent de revigorer le cadre coopératif de « Viv Ansanm », mais cette fois pour former un front uni et faire face au contingent étranger. En effet, un médiateur entre les coalitions de gangs rivales a montré à Crisis Group des preuves indiquant que les principaux chefs de gangs de la capitale continuent à communiquer entre eux et pourraient être prêts à combattre ensemble la mission étrangère.
Des sources indiquent à Crisis Group que si les gangs perçoivent la force kényane comme mal équipée ou mal formée et donc susceptible d’être mise en déroute, ils n’hésiteront pas à l’attaquer. Si « Viv Ansanm » devait être réactivé pour coïncider avec le déploiement de la mission, cela pourrait donner un coup de pouce significatif aux gangs et leur permettre de frapper les troupes internationales simultanément sur plusieurs fronts.
En supposant que la mission engage le combat avec les gangs, les responsables de la planification opérationnelle seront confrontés à un dilemme de taille : comment protéger les civils, en particulier à Port-au-Prince, pendant les opérations offensives ? Les groupes armés les plus puissants ont établi leurs bastions dans les bidonvilles surpeuplés de la capitale et de ses environs. Presque inévitablement, le personnel de la mission sera appelé à mener des opérations dans ces zones à haut risque.
Un autre obstacle probable aux opérations. La corruption au sein des forces de police est un problème répandu qui n’implique pas seulement les officiers de base mais atteint également les échelons supérieurs de l’institution. Deux sources de la police haïtienne qui ont parlé séparément à Crisis Group ont déclaré que des commandants de haut rang ont réussi au moins une fois à empêcher une opération visant à capturer un puissant chef de gang, prétendument en raison des liens du gangster avec des responsables politiques ou des membres de l’institution.
Le président Moïse a réactivé la Commission nationale de désarmement de démantèlement et de réinsertion en 2019, mais elle fonctionne à peine et ses membres n’ont pas été payés depuis plus de trois ans. Haïti et ses partenaires internationaux, en particulier l’ONU (y compris la division de la démobilisation, du désarmement et de la réintégration du Département des opérations de paix), devraient travailler avec des médiateurs locaux qui ont la confiance des gangs pour concevoir des programmes qui permettraient aux individus désireux d’abandonner les armes de le faire en toute sécurité ou d’initier des processus de groupe si un gang entier est prêt à cesser de se battre.
Pour que le pays puisse progresser vers la sécurité de ses citoyens, il faudra également s’attaquer à deux des fondements de la puissance durable des gangs. Il sera essentiel d’endiguer le flux illégal d’armes et de munitions dans le pays, dont une grande partie provient de la région, notamment des Etats-Unis, de la République dominicaine et de la Jamaïque.
L’autre source de pouvoir des gangs à laquelle il faudra s’attaquer est le lien étroit qui existe entre les gangs et les élites politiques et commerciales haïtiennes. Les individus qui soutiennent les groupes criminels doivent faire l’objet d’une enquête et être tenus pour responsables, notamment par le biais de sanctions internationales, mais aussi par des poursuites judiciaires à l’encontre de ceux pour lesquels il existe des preuves suffisantes de soutien des groupes violents.
Il n’existe toujours pas de voie directe pour établir un gouvernement élu bénéficiant d’un fort soutien de la part de l’opinion publique. Les partenaires internationaux d’Haïti doivent donc continuer à faire pression sur toutes les parties pour qu’elles forment un gouvernement de transition bénéficiant d’un large soutien. Les récentes négociations menées par la CARICOM, ainsi que les dialogues menés par d’autres médiateurs nationaux et internationaux, révèlent des divisions au sein de l’opposition. Certains groupes insistent pour qu’Ariel Henry tienne sa promesse (faite dans l’« accord du 21 décembre ») de quitter le pouvoir d’ici février 2024. Mais beaucoup reconnaissent qu’il est peu probable qu’il quitte le pouvoir et craignent que l’arrivée de la mission ne renforce inévitablement sa position.
Un accord incluant Ariel Henry aux côtés des figures les plus importantes de l’opposition, en particulier celles des partis qui prévoient de participer aux prochaines élections, est nécessaire pour créer les bases d’un gouvernement de transition. Ce gouvernement serait alors chargé de rétablir des institutions fonctionnelles, telles qu’un Conseil électoral provisoire, afin d’ouvrir la voie à des élections générales. Pour le meilleur ou pour le pire, cette étape reste essentielle. Si ces élections étaient orga- nisées uniquement par le gouvernement en exercice, sans le soutien d’autres partis, les tensions ne manqueraient pas de s’aggraver. Les Haïtiens pourraient également se méfier d’un processus précipité qu’ils percevraient comme partisan ou opaque, reproduisant ainsi le faible taux de participation à l’élection présidentielle de 2016.
Des élections dépourvues d’un soutien multi partisan pourraient également donner lieu à une répétition de la violence et de l’effondrement institutionnel qui ont suivi les élections organisées à la hâte après le tremblement de terre de 2010.
Avec International Crisis Group