La commémoration de la fête du drapeau écoulée a encore servi d’ultime rempart au peuple haïtien. Un corps social abandonné de ses dirigeants, ravagé par les bandits, miné par une anxiété généralisée que vient aggraver la désarmante désillusion d’un conglomérat de procrastinateurs, approche gouvernementale inédite en gestation depuis près d’un mois. Toutefois, le peuple haïtien ne cessera de puiser à la source de son passé glorieux un regain de force, courage et résistance car, nul sort ne peut occulter tout ce que représente dans l’histoire universelle, la naissance fulgurante de cette première nation nègre.
Loin d’une trêve dans la tourmente, ce 18 mai a quand même marqué une pause de réflexions citoyennes où les hommages au bicolore n’ont pas manqué de rappeler le principal sens attribué au symbolisme du bleu et rouge. On remonte au Congrès de l’Arcahaïe en 1803 pour rappeler que, de l’union des noirs et des mulâtres, dépendait le bonheur d’un peuple d’anciens esclaves libérés du joug colonial par nos valeureux va-nu-pieds. Un réexamen de cette leçon civique révèle une juste vérité qu’on se refuse à adresser tout en sachant qu’un problème bien posé est à moitié résolu.
En référence au drapeau haïtien, on préfère ne pas souligner que les acteurs de l’acte parricide du 17 octobre ont restitué les couleurs fortuites de l’étendard, cousu à l’improviste, que les troupes de l’armée indigène brandirent afin de se distinguer des soldats de Leclerc arborant eux le tricolore de la métropole au bicolore noir et rouge, hissé par l’Empereur. Ce dernier visait un objectif ardu et quasi-impossible: rendre véritablement frères ceux-là que la Constitution de 1805 déclarait comme étant tous « des Noirs », nonobstant leur teinte de peau. Ces nouvelles couleurs ne furent pas circonstancielles ; elles n’ont été choisies ni à la légère ni à la va-vite mais symbolisaient un choix clair, mûri et déterminé.
Le remplacement du noir par le bleu fut l’œuvre du Général Alexandre Pétion, premier bénéficiaire de l’assassinat de l’Empereur. Cette mutation semble logique puisqu’on place sa création au Congrès de l’Arcahaïe où le Général Dessalines transforma le tricolore d’alors en bicolore par suppression du tissu blanc. Cependant, le but politique réel de ce changement visait à effacer la mémoire de Jean-Jacques Dessalines en vue d’instaurer l’ère du « pétionisme », approche sociopolitique dont les principes régissent encore l’exercice du pouvoir en Haïti.
L’Empereur Jean-Jacques Dessalines travaillait à la prospérité de ce peuple noir, sans égard aux différences épidermiques de ses constituants. Après plus de deux siècles, il semblerait que malgré les transformations qu’on apportait à l’emblème national au gré des assauts de dominance politique, les divers groupes d’Haïtiens soient demeurés étrangers ou ne peuvent se considérer qu’en tant que cousins utérins, mais séparés en mulâtres et nègres, divisés en classes sociales. La juxtaposition au rouge d’une teinte moins sombre n’a pas atténué la criante vérité des préjugés basés sur la pigmentation de la peau des gens dont elle cristallisait surtout la différence sans pouvoir les rapprocher.
La pensée blanche ne proclame-t-elle pas qu’une seule goutte de sang noir rend quiconque nègre ? Cependant, les adeptes du « pétionisme » persistent à s’identifier comme mulâtres, convaincus qu’ils ne sauraient jamais ressembler à ceux dont les pères provenaient du continent Africain. La résultante est probante : ils n’ont jamais développé de l’empathie ni suffisamment de décence humanitaire pour se soucier du sort de ceux-là qui constituent la majorité du peuple haïtien. Ils forment deux groupes de ressortissants qui ne peuvent se traiter en frères hors un choix conscient d’appartenir à une seule Nation et de chérir une même Patrie, une seule mère dont ils sont tous les fils et filles.
À toutes les taches d’extrême urgence auxquelles il faudra s’atteler, ne faudrait-il pas ajouter la question d’un drapeau national qui jouera pleinement son rôle de symbole d’union entre tous les Haïtiens, à peau foncée ou claire? Ecarter la palpitante évidence de la question de couleur ne revient-il pas à imiter l’autruche et s’asphyxier davantage dans le sable mouvant de la division sociale ? Il est difficile de résoudre un problème mal posé, voire impossible s’il est camouflé à dessein. Une relecture de la leçon du bicolore s’imposerait, si jamais on se décidait à construire un pays fort, une société unie – une nation debout : celle qu’initiait le projet dessalinien.
Dans l’attente, qu’il flotte à tout jamais notre bicolore !
Chantal V. Céant.