Ce n’est pas un scoop : nous vivons dans une société animiste et syncrétique. Nous mêlons folklore français, voire européens, croyances et rituels africains. Chaque groupe social semble avoir son syncrétisme. Les classes moyennes ont apprivoisé avec bonheur le côté festif de la culture occidentale : champagne et cadeaux, bonnets rouges et réveillons, guirlandes et sapins, mariages et bals sont de saison. Mais le fond anthropologique que ces classes partagent avec la grande majorité du peuple haïtien n’est jamais très loin. A Noël et Nouvel An, les pétards et les feux d’artifice sont comme la peinture fraiche passée sur un vieux mur dont les fondations sont au cœur même de la culture populaire haïtienne.
Joyeux noël et bonne année !
Noël et nouvel An, c’est le moment où les tout nouveaux urbains de Port-au-Prince et d’ailleurs retournent sur le démembré de la famille pour les « bains de chance » et les rituels familiaux, « faire son devoir », s’assurer que, du côté religieux voire du côté magique, l’année se passera bien. C’est le moment où les ouvriers et les ouvrières désertent leurs usines, les employés de maison leur lessive et leur cuisine, la diaspora la civilisation occidentale pour revenir sur les « héritages » familiaux, les lacous, recréer les lignages et les solidarités que ni le temps ni l’espace ne semblent pouvoir détruire.
Noël et nouvel An, ce sont aussi les rumeurs urbaines, les « émotions » rurales. On se chuchote qu’on a retrouvé sous les ponts quelque part à Port-au-Prince, à Gonaïves ou à Jérémie, des enfants énucléés, éviscérés au cours de cérémonies qui relèvent du côté noir du vodou, des hougans « de la main gauche ». Il y aura des paniques dans les écoles en janvier : une marchande de pistaches, de tablettes, assise à l’entrée d’un établissement scolaire quelconque vendrait des « manger rangés » à ses jeunes clients. Parents et professeurs seront sur le qui vive. Rien ne vient jamais étayer ces convictions mais elles s’affirment de façon cyclique, année après année.
La fin de l’année ramène aussi, traditionnellement, le partage des bénéfices réalisés pendant l’année par les associations traditionnelles de paysans, escouades et couadis. C’est le grand marché aux bestiaux dans le lit de la Grande Ravine du Sud. C’est le grand moment des combats de taureaux. Les bêtes sont amenées des hauteurs de Plymouth, de Coutard, de Chevalier, et vendues aux membres des escouades : c’est l’un des rares moments de l’année où un paysan peut manger de la viande de bœuf. Inévitablement, chaque année, le bourg est vite en émoi : un bœuf a parlé, on a trouvé une dent d’or à une vache. On sait bien qu’il y a des malfaiteurs capables de transformer des hommes en bœufs pour rentrer de l’argent pour les fêtes. On est en plein dans Fontenelle dénonçant la supercherie de la dent d’or… en 1686. L’incrédulité de Fontenelle, esprit fort annonçant un 18e siècle sceptique, a été dénoncé par le père Jean Kerboull, missionnaire breton en Haïti, pour qui ces phénomènes sont… tout naturels.
Un récit
J’ai fait le plein de Tabou Combo et de frères Déjean, de rhum cocktail, d’accolades amicales et d’embrassades affectueuses. Je prends le Canapé Vert pour rentrer chez moi, quitter Pétion-Ville la belle pour rentrer dans notre bon vieux Port-au-Prince encore mal remis du séisme de 2010. Il est 1.30h du matin.
Au détour d’un virage, je crois voir un attroupement insolite, à la limite de mon champ de vision. Je continue ma route mais l’image reste gravée sur ma rétine et j’en examine les détails : j’ai bien vu une vieille femme à terre, entourée d’une dizaine de jeunes hommes. Image hélas familière. Je fais demi-tour, espérant m’être trompée. Hélas non.
J’arrête ma voiture. Deux hommes s’approchent. Dialogue venu de loin. Qu’est-ce qui se passe ? Nous avons mis la main sur un loup-garou et nous l’interrogeons. Ah ! Je vois le vieux corps décharné déjà pris dans deux vieux pneus, à la hauteur du torse et entravant les jambes. Tout est près pour le père Lebrun. Elle a déjà avoué avoir mangé un bébé du quartier et on l’interroge pour qu’elle avoue ses autres crimes et qu’elle dénonce ses commanditaires. Elle est inconnue dans le quartier, il est évident qu’elle est venue pour envoûter, ensorceler, « manger », détruire. Pourquoi l’interroger vous-mêmes ? Pourquoi ne pas appeler la police, si elle vous semble être une criminelle ? Sauf votre respect Madame, ce que nous faisons n’est pas illégal puisque nous avons un policier parmi nous ! Puis-je parler au policier ? Et lui dire qu’au 21e siècle on ne peut pas croire aux ogresses qui mangent les petits enfants au fond de la forêt ?
Je vois monter le soupçon puis la peur dans les yeux de mes interlocuteurs : est-ce une sorcière venue au secours de la première ? Mes cheveux gris plaident contre moi. Est-ce la commanditaire de l’ »attaque » qui vient appuyer, sauver, sa créature ? C’est sans doute la plaque Service de l’Etat de ma voiture qui m’a sauvé la mise.
Je moralise un peu, j’exhorte à l’appel aux autorités et je refais demi-tour. Trouver une autorité, deux autorités, c’est vite fait. On me promet d’envoyer la patrouille du commissariat du Canapé-Vert qui est à une minute en voiture du lieu de l’incident.
On me dira le lendemain que les policiers n’ont rien vu, qu’il n’y a eu aucune suite malheureuse. Je me demande si la conclusion logique a été faite ailleurs, dans les corridors ou les ravines du Canapé Vert, de Déshermites ou de Philippeau, loin de la belle grande route avec ses signalisations comme à Miami et ses lampadaires flambants neufs.
Loups-garous et galipotes
Je le sais depuis mes premiers pas sur le terrain rural, dans les hauteurs de Jacmel : toute femme vieillissante, toute femme seule, est un loup-garou potentiel. Je devrais dire une galipote, éternel féminin du loup-garou pour certains. Dans la recherche du responsable de ses malheurs, la désignation du coupable est une étape bien connue des anthropologues… et d’un peuple sur qui pèsent tous les maux : la faim, la maladie, les mauvaises récoltes, les cyclones. La fièvre montait de temps en temps : un incident aux champs, une vieille femme désorientée par une probable maladie d’Alzheimer. Mais c’était aussi le temps où le passage à l’acte était difficile : autorités de police et de justice avaient un contrôle effectif du territoire. On pouvait détruire une réputation, désocialiser une femme, mais pas la détruire.
Femme, sociologue immergée dans un milieu où j’étais perçue comme « étrangère », je m’étais créé une règle de vie, je prenais des précautions : ne jamais s’extasier sur la beauté d’un enfant, pas de guili-guili dans un lacou rural ou urbain quand les enfants attirés par les visiteurs, venaient me tourner autour. La fièvre de l’un, la jambe cassée de l’autre, six jours ou six mois après mon passage me seraient imputés.
Dans la cosmogonie animiste, dans la conception du monde du vodouisant, Dieu existe mais il est trop lointain et il a confié à une multitude d’ »esprits » le soin de gérer le quotidien de l’humanité. Ces esprits négligents laissent les hommes aux prises avec des esprits malveillants. L’âme humaine est, par définition, double : il a un gros et un petit bon ange. Le gros bon ange est vulnérable et un esprit malfaisant peut s’en emparer pour commettre des crimes, « manger » la force vitale d’un champ, d’un enfant, voire d’un homme. Chaque homme est donc double : il est lui-même, avec ses caractéristiques et ses limites physiologiques, et il est en même temps un autre puisqu’il peut se changer en animal, il peut voler, de façon consciente ou inconsciente, être présent en différents lieux en même temps. Ce pouvoir, qui est souvent vécu comme une vulnérabilité, fait de chacun un danger pour ses proches, pour sa famille, pour les plus faibles. Mais ce sont aussi les plus faibles, vieillards et femmes, qui sont pointés du doigt quand la désignation du coupable est faite.
Vient alors l’épreuve. Donner des coups à un animal peut obliger un galipote à recouvrer sa forme humaine. « Piquer », « diguer », torturer doit permettre l’aveu, puisqu’il n’est pas question d’établir la preuve. La preuve c’est un élément de rationalité de la justice occidentale finalement très récent. C’est l’action du groupe, de la communauté dans sa globalité qui légitime la sanction contre l’être maléfique. On a le bouc émissaire sur qui on pourra reporter tous les malheurs de la communauté qui sera soulagée par la destruction du galipote. Parce que l’interrogatoire auquel j’ai assisté en partie mène inévitablement à la sanction, à la mort, au lynchage. Parce qu’il faut être plusieurs pour avoir le courage d’affronter le monstre.
Ces assassinats collectifs nous mettent face à nous-mêmes, intellectuels occidentalisés, sensibilisés à ce que chaque vie a de précieux et au respect de ces vies uniques, imprégnés de cartésianismes et convaincus qu’il ne peut y avoir de passage de l’homme à la bête et inversement, qu’il ne peut y avoir d’assassinat s’il n’y a pas de contact physique. Nous sommes confrontés à l’incommunicabilité de cette conception du monde. Comment créer de la responsabilité personnelle, civile, pénale, quand on peut être en même temps soi-même et un autre ?
Ces « sorcières » qu’on assassine nous mettent en face d’un pan de notre culture, un tissu de croyances et rituels qui bloquent la société haïtienne dans une cosmogonie qui crée l’enfer sur terre : un quotidien fait de jalousie, d’envie, de menaces diffuses où le parent le plus cher peut devenir le danger le plus périlleux. Comment créer de la solidarité quand la menace la plus mortelle vient du dedans ?
Et alors ?
Où sont donc nos suffragettes qui tonitruent depuis trente ans dans les médias et les salons au moindre égarement d’un mari à la main trop leste mais qui sont absentes quand nos grands-mères, nos mères, nos sœurs, se font lyncher ? Egarées sur les chemins tracées par leurs consœurs étrangères qui dispensent les financements suivant leurs problèmes de société à elles – violences conjugales et parité, elles sont passées, sans les voir, à côté des deux combats qu’il faut mener pour libérer la femme haïtienne : le « désorcellement » des mentalités et la légalisation de l’avortement.
Où sont donc nos « droitsdelhommistes », haïtiens et étrangers, bien plus concernés par les droits politiques, par les élections et l’accès au pouvoir d’Etat, peu mobilisés par de tels combats. On n’a jamais entendu lyncher dans les beaux quartiers. Qui sont d’ailleurs ces hommes et des femmes lynchés ? Dans des circonstances tragiques, quand l’armée haïtienne s’était retirée de toute la péninsule sud occupée par les soldats américains et les casques bleus, une vague de lynchage de hougans a secoué la plaine des Cayes. Hougan jeté au fond d’un puits colonial, hougan forcé d’avaler du baygon, tête de hougan écrasée sous une pierre. Appelé au secours, le chef de la MICIVIH d’alors a eu cette réponse sublime : « Mais nous sommes là pour empêcher les crimes d’Etat, pas pour les querelles religieuses ». Au même moment, à la prison pour femmes du fort National un bon tiers des prisonnières étaient sous le coup d’une accusation de sorcellerie.
Où sont donc nos autorités de sécurité et de justice ? Le Code pénal ne permet toujours pas de sanctionner un crime collectif au nom du sacro-saint principe qui dit que le crime est personnel. Une réponse de logique juridique formelle, de « droit positif », à un vrai problème de culture et de société.
Rompre le silence
C’est de la responsabilité des sociologues de dire à leurs compatriotes : attention ! Notre société qui a perdu tous ses repères d’autorité depuis trente ans a pris un virage dangereux et destructeur. Le peuple haïtien s’est habitué depuis trente ans à se faire justice lui-même. Il a pris le goût du sang.
Faut-il au nom de la culture accepter cette mort silencieuse qui hante les populations, qui est connue de la police, mais dont on ne parle pas ? Ou doit-on aider cette culture syncrétique qui a brassé les loups-garous et galipotes venus de France avec les bakas venus d’Afrique à intégrer d’autres valeurs, d’autres références ? Pourquoi Kerboull et pas Fontenelle ?
Les priorités ne sont pas en ligne. Ce ne sont pas les kilomètres de route asphaltée ni les lampadaires dans les sections rurales qui feront bouger ces croyances venues du plus profond des âges. C’est l’enseignement des sciences physiques et naturelles, l’enseignement de la logique, la connaissance de l’histoire du monde, la distance à prendre vis-à-vis de ces croyances par les autorités judiciaires, la prise de responsabilité des autorités policières qui sortiront femmes et hommes de ce pays de ce Moyen Age prolongé.
Michèle Oriol
7 janvier 2014
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