J’avais onze ans lorsque j’ai fait la connaissance de Frankétienne. Fraîchement sorti de la septième année, diplôme de Certificat d’Études Primaires en main, je me questionnais déjà sur la direction à donner à mes études secondaires. Je les voulais différentes de celles suivies chez les frères, loin du culte exacerbé de l’adversité entre camarades d’une même promotion.
Enfant, on me surnommait chez moi le « turbulent intellectuel » à cause des questions insolites que je posais. Mes parents et mes aînés me considéraient comme le « fou » de la famille. Pourtant, je portais fièrement mon titre de Timbré, attribué après deux interrogations restées sans réponse parmi mes frères et les amis de la famille : « Pourquoi, à l’instar du maïs, ne planterait-on pas un morceau de viande pour récolter plusieurs vaches ? » et « Pourquoi ne pas utiliser les toitures en chaume des maisonnettes pour planter le pois et le millet, à l’abri des cabris et des bœufs ? »
Mon frère Gérald, mon aîné de deux ans, ayant goûté à l’expérience exaltante de la liberté d’esprit, me recommanda de rejoindre un autre timbré, un « MOUN FOU » comme moi, au Collège Les Humanités de Frankétienne. C’est ainsi que je fis la rencontre de l’homme qui allait marquer ma vie, un véritable coup de foudre intellectuel, semblable à celui qui nous attache à une jeune fille lors de notre adolescence.
Ce que je retiens surtout de l’œuvre foisonnante de Frankétienne, c’est sa dimension esthétique, toujours renouvelée, s’adaptant à notre sensibilité, notre état d’âme, notre maturité et notre ouverture d’esprit. Son œuvre est une source inépuisable de questionnement et de créativité.
Je fus d’abord interloqué par sa barbe multicolore, tissée comme un filet de Noël, pareille à une parure de sapin géant. Mais elle n’était rien d’autre qu’un arc-en-ciel ségrégant les couleurs du temps, un bouclier contre une terre saturée. La démarcation était nette entre les hommes ordinaires et cet être énigmatique, aussi bien par sa bonté que par l’indécence de son savoir inépuisable.
J’avais déjà entendu parler de son hermétisme et de ses critiques du pouvoir, critiques que j’accueillais en silence. En découvrant Mûr à crever (1968), j’ai compris l’appel au changement lancé à toutes les strates de la société haïtienne. Depuis, Frankétienne devint pour moi un écrivain d’exception, exigeant du lecteur une disposition intellectuelle et une profondeur qui transformaient le consommateur de son art en créateur.
Il ne tarda pas à me procurer mon livre de chevet, d’où je puisais les mots, les phrases et la philosophie qui allaient nourrir mes conquêtes, y compris féminines. Un français châtié pour éblouir, mais surtout pour convertir mes paroles et mes écrits en signes inaccessibles, un langage mimique destiné à des gens qui n’étaient ni sourds ni aveugles. Le marronnage intellectuel m’était devenu familier.
Je me suis donc accroché à cette œuvre titanesque et audacieuse, Ultravocal, qui mêlait l’ivresse de l’aventure, l’anxiété de retrouver un linéaire prosaïque réconfortant pour l’esprit paresseux, et surtout l’espace idéal où savourer sa solitude dans un monde d’appropriation de soi, étranger aux autres. C’est cet équilibre subtil qui confère à l’œuvre de Frankétienne sa dimension esthétique unique.
Je comprenais le spiralisme à la lumière de mon vécu et du dynamisme même de la vie qui m’entourait. C’était pour moi une évidence, et pourtant, âgé de quatorze ans, je m’interrogeais sur le manque de curiosité des intellectuels haïtiens, qui reculaient devant l’apparente complexité de cette lecture. Frankétienne m’a transmis le goût de la persévérance et l’extase de l’aventure intellectuelle.
En 1973, année où il s’engagea pleinement dans la peinture, il me fit un honneur inestimable : celui d’être son consommateur cobaye. Dans l’intimité de sa chambre, j’avais le privilège d’observer et de commenter ses œuvres expérimentales, dont le mélange paradoxal des couleurs me fascinait. C’est ainsi que je découvris l’humanisme et l’humilité chez mon mentor—en dépit de son tempérament volcanique et de ses sautes d’humeur parfois violentes mais passagères. Il acceptait de retoucher ses toiles sur mes suggestions, un acte rare pour un artiste de sa trempe.
Homme de vérité, je n’ai jamais eu de réserves lorsqu’il s’agissait d’évaluer la valeur d’une œuvre ou d’un acte. Je formulais donc mes remarques en toute liberté, conscient parfois de la douleur qu’elles pouvaient lui infliger lorsqu’il lui fallait modifier des lignes, au risque de dénaturer une pièce achevée.
Dans cet univers de liberté totale et de libération de l’être, je fis le sacrifice de lire Dezafi, le premier roman créole de Frankétienne. Pourquoi un tel choix de langue, lui qui maniait le français avec tant de maîtrise et de profondeur ? Il me fallut attendre la représentation de Troufoban, sa première incursion dans le théâtre, pour comprendre : Dezafi ouvrait la voie à une véritable prise en charge du créole, confirmant ainsi la versatilité de l’artiste.
Il ne tarda pas à publier son chef-d’œuvre Pèlentèt, une critique acerbe du pouvoir en place. Cette pièce marqua le début d’un véritable séisme politique et l’amorce d’une frénésie créatrice : plus d’une trentaine de publications, plus de deux mille tableaux en moins de trente ans.
Mais ce que je retiens surtout de l’œuvre monumentale de Frankétienne, c’est cette capacité de renouvellement perpétuel, à la mesure de notre évolution intérieure. Son œuvre est une source vive, où chacun puise selon sa sensibilité et son cheminement intellectuel.
Ai-je besoin de confesser outre-mesure les raisons qui nourrissent cette complicité entre nous, au-delà de nos différences et de notre rigueur respective ? J’ai grandi à l’ombre de ce géant, un idéologue digne de l’Haïti que je revendique, l’Haïti qui est mienne.
Jean Henry Céant