Les dirigeants haïtiens semblent avoir fait de la tenue d’un type de conférence nationale leur principal cheval de bataille. Sujet prédominant, avant même de déterminer les stratégies efficaces, capables de rétablir un climat de sécurité, fondamental pour la vie quotidienne et indispensable à l’exercice des droits civils et politiques. Cette velléité donne raison aux compatriotes qui ont, le 13 septembre dernier, tiré la sonnette d’alarme en soulignant la portée du décret du vendredi 17 juillet 2024 relatif à l’organisation d’une conférence nationale dont les conséquences pourraient être fort préjudiciables, si son exécution devait rater les objectifs de sauvetage national tant attendu.
« Nul n’est censé ignorer la loi », dit l’adage. Ne serait-ce que pour cette raison, les citoyens sont tenus de s’y intéresser. Cela implique aussi qu’elle soit éditée en termes clairs et précis, nonobstant la forme empruntée par les rédacteurs pour la présentation de tous types de législation : constitution, lois, décrets, arrêtés, ou règlements.
En Haïti, si le manque d’intérêt pour la lettre de la loi est généralisé, il est permis d’établir une corrélation entre cette indifférence et le manque de scrupules affiché par ceux qui ont l’apanage de son élaboration, sa publication, son application, en clair, son respect. Certes, une certaine frange de la société haïtienne tente de croire en la bonne foi des actuels responsables de l’Etat. Plus d’un croit que le succès de la conférence nationale commande de la rigueur afin d’aborder sereinement un virage déterminant à ce carrefour périlleux de la vie nationale. Cependant, la lecture du décret qui la régit évoque bien de questions tant sur la forme que sur le fond.
De prime abord, il faut noter que ce décret ne fait aucune référence à « l’Accord Politique pour une transition pacifique et ordonnée » du 3 avril 2024, signé pourtant par les principales parties prenantes représentées au Conseil Présidentiel de Transition. Ces Partis politiques et organisations civiles se sont eux-mêmes placés sous l’autorité de la CARICOM et les directives du pays avec eux. Il faut se demander à quel moment la nation leur avait donné pareil mandat. Toutefois, les membres du CPT ont simplement laissé de côté l’acte fondateur de leur pouvoir.
Cet accord prévoyait, entre autres, une transition menée par trois instances de gouvernance dont un Organe de Contrôle de l’Action Gouvernementale (OCAG). Certes, ses signataires ne peuvent rien exiger de leurs représentants devenus Conseillers-présidents puisque ledit Accord n’a pas été publié au journal officiel de la République. Sa publication dans Le Moniteur lui aurait valu force de loi. Aussi, demeure-t-il un acte de droit privé n’engageant que ceux qui y sont intervenus.
Sans chercher à défendre ces derniers, on peut soutenir que le respect dudit Accord aurait permis d’obtenir la mise en place de certains des mécanismes de contrôle qui y sont prévus comme l’OCAG ou l’Assemblée des Secteurs devant veiller à son application. En revanche, on constate seulement la mise en œuvre accélérée de certains de ses édits, choisis à qui mieux mieux parce qu’ils intègrent l’agenda politique des Dirigeants actuels.
Si le décret du 17 juillet pouvait porter à croire à une conférence nationale souveraine, il vise surtout à camper une nouvelle institution autonome au sein de l’Etat haïtien. En effet, l’organisation de cette initiative relève d’un Comité de Pilotage de neuf membres, assisté d’un Secrétariat Technique sous la direction d’un Secrétaire Exécutif, avec la collaboration de certains experts et spécialistes dits compétents. Selon l’article 16 du Décret, « le Comité de Pilotage définit, en toute autonomie, sa méthodologie et son plan de travail ». Il a droit à toute la collaboration nécessaire de la part des organismes de l’Etat, ce, en vertu de l’article 27. Cette entité ne répondrait qu’’à la Présidence. Pour éviter toute méprise, il s’avère nécessaire de reproduire les derniers articles dudit décret.
– L’Etat, à travers la Présidence, met à la disposition du Comité de Pilotage tous les moyens nécessaires à l’accomplissement de son mandat. (Art. 28)
– Les membres du Comité de Pilotage ne sont ni ordonnateurs ni comptables de deniers publics.
Les dépenses relatives aux activités de la Conférence Nationale, de la question constitutionnelle et des réformes institutionnelles et légales sont réglées par le Secrétariat Général de la Présidence. (Art. 29)
– Le Conseil Présidentiel de Transition prend toutes les mesures appropriées en vue de faciliter l’application des dispositions du présent Décret. (Art. 31)
En fait, ce long décret n’explique en rien le déroulement de la conférence nationale, sauf à en faire un engin politique confié à quelques pilotes désignés de manière péremptoire. Selon l’article premier, il s’agirait d’un dispositif participatif exceptionnel, circonscrit dans le temps ; un espace réunissant l’ensemble des acteurs, des associations, des organisations, des mouvements et des groupes d’intérêts (les Partis politiques ne sont point cités). Cette description soulève bien de questions que l’on pourrait résumer en celle-ci : Comment déterminera-t-on cet ensemble (l’identification, le choix, le nombre) formé des éléments retenus, lesquels « sont habilités à débattre des problèmes touchant aux intérêts fondamentaux de la Nation Haïtienne … ? » À l’analyse, il y en aurait bien à redire.
De plus, quel sera le coût d’une entreprise d’une telle envergure ? A ne pas oublier qu’il faudra, après la conférence nationale et avant l’organisation des élections générales, publier une nouvelle constitution obtenue par voie référendaire. Donc, trois opérations coûteuses à entreprendre quand la bourse nationale ne suffit pas pour, entre autres urgences, payer convenablement les forces de police haïtiennes, rétablir rapidement la sécurité à l’échelle nationale et relocaliser les citoyens en âge de voter déplacés, échéances indispensables à la réussite même des étapes entendues. En toute bonne foi, on ne peut que s’inquiéter quant à la provenance des fonds y relatifs et au contrôle des énormes dépenses envisagées.
En outre, à partir de cette structure, on souhaiterait aboutir PRIORITAIREMENT à la révision de la Constitution en vigueur. Si elle est en vigueur, il est tout-à-fait normal qu’elle soit visée au début de toute législation. Cependant, il parait bizarre qu’elle soit visée en tête de liste du décret sur la conférence nationale qui vise plus loin le Décret du 31 décembre 2020 sur le referendum constitutionnel. Retenons que le Président Jovenel Moise, lors seul chef plénipotentiaire du pays, sans mettre la Constitution en veilleuse, s’était gardé de la citer puisqu’avec ce dernier décret, il en appelait au referendum, pratique de consultation populaire formellement interdite par la loi mère.
Avait-on lu le Moniteur Spécial no. 1 du mardi 5 janvier 2021, on y aurait noté les premiers visas guidant l’action du gouvernement Moise—Joute : a) Vu l’Acte d’Indépendance d’Haïti du 1er janvier 1804 ; b) Vu la Déclaration universelle des droits de l’Homme du 10 décembre 1948 ; c) Vu le Code civil ; d) Vu le Code pénal ; … autant de visas pour anéantir la Constitution que tout Président d’Haïti doit jurer de respecter et de faire respecter. Par ce procédé inédit, venait-on d’effectuer un coup de force contre la constitution ? De coup d’état en coup de force, ou vice versa, les dirigeants haïtiens n’ont-ils pas toujours été les premiers à mettre la Nation en péril ? Néanmoins, la question demeure pour les autorités de savoir comment toucher à la constitution sans se faire parjure ?
Les vrais compatriotes, ceux qui souffrent de la grande douleur de la déchéance nationale dans leur âme, leur cœur et leur chair, devront une fière chandelle aux cosignataires de cette patriotique position publique du 13 septembre 2024 appelant « les dirigeants de la transition à éviter l’erreur fatale d’agir en vase clos » tout en exhortant tous les secteurs de la société civile haïtienne à accorder au décret du 17 juillet 2024 « l’attention et l’analyse qu’il mérite ». Il faut retenir leurs noms afin que les générations à venir les reconnaissent : Me Camille Leblanc, Me Joseph Manès Louis, Sénateur Rony Mondestin, Ing. Michel Junior Plancher, Jen Marie Plantin, Mme Sanick Jean Baptiste et Walsonn Sanon.
Malheureux, les citoyens qui ne chérissent pas la constitution, qui ne s’approprient pas la législation, et qui ne scrutent pas les actes des gouvernants ! Malheur à ceux qui, par leur indifférence et leur inaction, participent, malgré eux, aux malheurs de la patrie.
Le 30 septembre 2024
Chantal Volcy Céant