Port-au-Prince, 24 novembre 2024 . La lettre de mise en demeure adressée par le CONATEL à Radio Méga le 22 novembre soulève une problématique majeure : alors que les autorités dénoncent l’utilisation des médias locaux pour donner une tribune aux chefs de gangs, elles semblent fermer les yeux sur la prolifération d’interviews accordées à ces mêmes individus par des médias internationaux, notamment les médias américains et français. La presse locale est traquée, la presse étrangère est légalisée.
Accusant Radio Méga de « propagande en faveur des groupes armés », le CONATEL a ordonné la suspension immédiate de l’émission « Boukante La Pawòl », où des figures controversées telles que Jimmy Chérisier, alias “Barbecue”, et Jeff Gwo Lwa ont eu l’occasion de s’exprimer. Si la démarche paraît logique dans le cadre de la lutte contre l’insécurité, elle met toutefois en lumière une hypocrisie flagrante : les médias internationaux bénéficient d’un accès privilégié aux chefs de gangs, sans aucune mesure restrictive ou réprobation de la part des autorités haïtiennes.
Même en temps de crise où les aéroports du pays sont fermés, les journalistes et youtubeurs étrangers rentrent en Haïti et sont escortés en toute sécurité dans le fief des chefs de gangs pour une entrevue exclusive.
Quand les gangs deviennent des stars médiatiques
Depuis plusieurs mois, des chaînes prestigieuses comme CNN, Franceinfo, Envoyé spécial.TV ou encore Skynews, Aljazeerah, Reuters pour ne citer que celles-là diffusent des reportages exclusifs mettant en avant des figures tristement célèbres telles que Jimmy Chérisier, Vitelhomme Innocent et le leader des 400 Mawozo « Lanmò 100 jou ». Ces reportages, réalisés dans des zones sous contrôle des gangs, montrent ces individus expliquant leurs motivations et tentant de justifier leurs actions. Le célèbre magazine français Paris Match a donné sa première page à Barbecue.
Un journaliste étranger a même fait l’apologie de la bonté de ce dernier à la tribune des Nations unies lors d’une réunion de conseil de sécurité. Certains diront que le journal ne devrait pas citer nommément des médias « confrères », mais la situation l’oblige, car peut-être que le Conatel n’est pas informé des différents reportages qu’ils ont réalisés sur les gangs armés en Haïti.
Pourtant, ces Caïds figurent sur des listes de criminels recherchés, avec des primes offertes par des agences telles que le FBI. Le ticket d’entrée dans le fief de ces messieurs, parait tellement facile pour les étrangers que la population haïtienne doute aujourd’hui de la bonne foi des pays-amis qui souhaitent aider à combattre l’insécurité.
Ces interviews offertes aux chefs de gang leur donnent, incontestablement, une visibilité inespérée, renforçant leur influence et leur emprise sur la population et les présentant comme des victimes d’un système. De quoi parlons-nous réellement aujourd’hui, dans ce monde où l’Etat Haïtien n’a aucune emprise sur le véhicule de transmission des messages ? On aurait pu se demander facilement pourquoi le Conatel, de concert avec les compagnies de téléphone cellulaire, n’a pas travaillé conjointement avec la Police pour traquer ces hommes armés qui terrorisent la population depuis plus de trois (3) ans ? Peut-être que cela se fait aussi en toute discrétion.
Le silence des autorités face à la presse étrangère
Alors que les journalistes haïtiens sont traqués pour avoir tendu leurs micros aux chefs de gangs, aucune disposition n’est prise pour interdire ces pratiques aux médias étrangers. De plus, qu’est-ce qui empêcherait le Conatel de solliciter le support de Facebook, X, Tiktok, Télégram pour limiter l’accès de ces messieurs sur leur plateforme.
Cette complaisance est dangereuse, car elle envoie un message contradictoire :
- Les médias étrangers sont libres de donner une tribune aux chefs de gangs et de projeter une image de chaos d’Haïti sur la scène mondiale.
- Les médias locaux, en revanche, sont réprimandés et menacés de sanctions, alors qu’ils agissent souvent sous pression ou pour des raisons de sécurité. Et parfois, les meilleures questions sont posées pour permettre à la population de comprendre leur stratégie ou les inviter à regarder les habitants de leur propre quartier qu’ils pourchassent.
Une hypocrisie flagrante et des conséquences graves
La différence de traitement entre presse locale et presse internationale expose une réalité inconfortable : les gangs en Haïti exploitent les médias pour légitimer leur discours et asseoir leur pouvoir symbolique. En apparaissant sur les médias étrangers, ils obtiennent une reconnaissance internationale, devenant presque des interlocuteurs politiques.
Pendant ce temps, les journalistes haïtiens qui traitent les mêmes sujets sont accusés de complicité ou de propagande. Cette approche déséquilibrée prive les médias locaux de leur rôle de témoins crédibles et renforce l’idée que la gestion de l’information en Haïti est incohérente.
Une approche médiatique à double vitesse
Cette situation révèle aussi l’échec de la diplomatie haïtienne. En laissant les chefs de gangs s’exprimer sans contrôle sur des plateformes mondiales, Haïti expose davantage son incapacité à gérer sa crise sécuritaire. Pire encore, ces interviews amplifient l’image d’un État défaillant, incapable de contrôler son territoire, ou de contrôler la façon dont le pays est perçu à l’international.
Pour une régulation cohérente
Si le CONATEL veut réellement freiner la propagande des gangs, il doit aller au-delà des sanctions contre les médias locaux. Voici, selon plus d’un, ce que les autorités devraient envisager :
- Encadrer l’accès des médias étrangers aux zones sous contrôle des gangs, en collaboration avec les ambassades concernées.
- Offrir une protection aux journalistes haïtiens, afin qu’ils puissent traiter ces sujets de manière responsable et sans crainte de représailles.
- Adopter une approche équilibrée dans la gestion de la couverture médiatique, en sanctionnant également les pratiques des médias internationaux lorsque celles-ci participent à légitimer les groupes armés.
- Participer à toute campagne d’informations pour permettre aux citoyens de mieux évaluer les discours propagandistes.
Sans une politique claire et cohérente, le gouvernement risque de perdre le contrôle non seulement de la narration autour de la crise haïtienne, mais aussi de son autorité sur l’ensemble du territoire.
Telle est aussi la mission du CONATEL.
Le Quotidien 509
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