Le mal est profond, complexe, récurrent, les remèdes improbables. Dans les faits, les missions diplomatiques, permanentes et consulaires haïtiennes sont toutes ou presque décriées, peuplées en grande partie de sinécuristes et d’incompétents, sans résultats positifs, mais il existe aussi beaucoup de cadres, de techniciens et de professionnels aguerris, très brillants, honnêtes comme Louis Harold Joseph (Washington), William Exantus (Bahamas), Christian Toussaint (directeur général), Fortuné Dorléan, Antonio Rodrigue (ONU), Estelle-Laure Gilles (Italie), Rachel Coupaud (Brésil), etc.
Les réformer représente, en somme, comme je l’avais démontré dans mon livre paru en 2015, ‘‘Diplomatie haïtienne : Un grand chantier’’ une situation calamiteuse que nos gouvernements n’ont fait qu’aggraver au cours de ces dernières années. Allègrement ! On ne peut qu’applaudir et soutenir la nomination de l’ex-ambassadeur expérimenté Jean Harvel Victor Jean-Baptiste qui connaît fort bien les défis et difficultés auxquels fait face le ministère des Affaires étrangères et des Cultes (MAEC).
Une nomination consensuelle pour les uns, une nomination attendue pour les autres. Son tout premier test ou défi est certainement la crise migratoire avec la République dominicaine qui continue de déporter et de rapatrier à grande échelle les Haïtiens alors que plusieurs milliers d’autres sont retournés spontanément dans le pays bien avant l’annonce de rapatriements massifs de 10 000 Haïtiens par semaine par le Conseil national de sécurité et de défense dominicain le 2 octobre 2024. Dans la course, il y avait aussi l’ex-chancelier et ex-ambassadeur Alrich Nicolas dont l’intégrité et la compétence sont indiscutables.
Le sort d’Haïti n’intéresse pas la plupart de nos dirigeants, mais pour moi qui dissèque encore et toujours le cadavre sordide du cauchemar haïtien, ce qui importe est de savoir indiquer ce qui est bien pour le pays. Ni plus ni moins. Qu’en est-il réellement de ce choix d’un ministre fin connaisseur du secteur ? S’agit-il d’un choix avisé pour changer « les structures surannées et défaillantes » de notre appareil diplomatique ? Va-t-il arriver à redresser en un temps si court la situation ? Des révocations ou rappels même nombreux pour des raisons diverses ne suffisent pas, comme l’avait tenté le défunt président Jovenel Moïse ou tout récemment l’ex-ministre Dominique Dupuy, pour impulser un mouvement de renouveau au sein d’un secteur sclérosé et malade parce que non assujetti, à l’instar des autres ministères et institutions publiques, à une gestion rigoureuse des ressources humaines et budgétaires.
La question de la parité hommes/femmes non plus ! Cette mise en garde apparaît bien compréhensible au regard de la politique nationale. Celle-ci est, en effet, chaque jour jalonnée de contraintes scandaleuses toutes plus séculaires les unes que les autres, et même quelquefois révoltantes. Et ne parlons pas du dossier des contractuels dont la plupart sont des sinécuristes et des affaires de corruption/gabegies relayées dans les médias qui sont généralement jugées des plus dramatiques en l’absence de sanctions et d’audits financiers.
La diplomatie haïtienne n’est-elle pas d’ailleurs le secteur qui a, outre nos catastrophes intérieures (insécurité alimentée par le banditisme et la corruption systématique, instabilité politique, gaspillage des fonds publics, extrême pauvreté, etc.) renforcé et mis en relief ce qu’il convient d’appeler notre « fatalité historique » contemporaine, une sorte de collapsologie proprement haïtienne ? On peut même expliquer à ce propos que le bilan épouvantable ou « l’inutilité » de notre appareil diplomatique, nouvel avatar du défaitisme haïtien, est la preuve la plus effondriste de notre pays dans toutes ses composantes et sous tous ses aspects.
Cet état d’esprit décliniste qui n’existait pas sous les Duvalier doit être récusé et combattu pour le bien de la nation tout entière. Si les successeurs de la présidence à vie jusqu’à René Préval n’ont pas tous brillé par la rigueur, la passion du bien public et la défense des intérêts nationaux, ils ne nous décevaient pas non plus par la bêtise érigée en mode de recrutement, la toxicité de leurs nominations et l’avalanche des scandales de corruption à gogo ! Il ne faut pas croire que c’est fichu.
N’étant pas au courant des véritables intentions du nouveau titulaire du MAEC Jean Harvel Victor Jean-Baptiste, ni de la vision exacte du gouvernement d’Alix Didier Fils-Aimé sur le dossier de la réorganisation du personnel diplomatique national, je me contenterai d’émettre quelques remarques ou pistes d’orientation pour rompre avec l’amateurisme ou l’improvisation sous prétexte de quota hommes/femmes et de rajeunissement du personnel diplomatique.
En premier lieu, le principal obstacle à cette réorganisation tant souhaitée – le responsable véritable – est l’ensemble de nos décideurs politiques qui, au fil des décennies, ont nommé des personnes non qualifiées à tous les postes diplomatiques et consulaires sur la base du népotisme ou du copinage. D’où le problème du recrutement en dehors des critères administratifs et celui du déséquilibre budgétaire qui rongent ce domaine d’actions si précieux de l’État.
En deuxième lieu, faut-il pour autant tomber dans une posture de nature pessimiste en évitant de soulever la question du rôle patriotique de nos chefs de mission et consorts – leur feuille de route, leur rôle effectif en tant que représentants – promoteurs-défenseurs de leur pays ?
En conséquence, vu les intérêts mesquins en jeu et l’absence de leadership collectif capable d’élaborer une véritable doctrine diplomatique nationale ou de nommer des personnalités qualifiées, prestigieuses, expérimentées, on ne peut pas s’appuyer sur des effets d’annonce ou sur une action isolée : la forme la plus appropriée du réformisme ici consiste à utiliser les normes légales – en particulier le principe de la rotation – et les savoirs éprouvés pour ne pas tomber dans les irrégularités administratives qui ont toujours marqué la plupart des nominations ‘‘politiques’’ (de ces personnes sans qualifications).
Il ne faut pas considérer le thème de la professionnalisation de notre diplomatie comme un slogan. C’est avoir une conception claire et pragmatique du changement. C’est avoir une vision moderne et constructive du pays. La sinistrose qui prévaut dans nos missions diplomatiques est le reflet du chaos qui règne en terre natale. Notre diplomatie, lézardée par l’argent roi et la violation des principes, part en sucette et ce sont prestige, dignité, devoir de réserve que bêtise, népotisme, trompe-l’œil, emportent … D’emblée on a les yeux mouillés.
En troisième lieu, ce chantier à lui tout seul – si tant est qu’il faille le désigner ainsi – montre l’ampleur de l’archaïsme de notre société en tous points. Rien n’a changé depuis 2015 : mon livre d’évaluation et de prospective (« Diplomatie Haïtienne : un grand chantier’’) n’est pas du tout dans une posture de pessimisme à outrance mais un ensemble de pistes pour résoudre ces problèmes de mauvaise gouvernance et de nominations toxiques dues largement aux pressions et combines politiques. La source de cette situation entropique est avant tout d’ordre politique, car je n’ai pas attendu que l’Haïti d’hier s’effondre pour commencer à plaider pour une autre diplomatie haïtienne. Pour nos décideurs qui veulent la remettre en question et la corriger, cela consiste à partir de la réalité/renouveau, mais sans se contenter de voir ce qui est intolérable et de la déplorer en médiatisant ce chantier qui est à la portée d’une « transition de rupture ».
En effet, si le Conseil présidentiel de transition élargit quelque peu sa vision et si le gouvernement d’Alix Didier Fils-Aimé dépasse une sorte de facilité consistant à ne pas voir ce qui est complexe, on peut aussi arriver à quelques résultats encourageants. Car il faut être conscient de l’ampleur des défis / obstacles tout autant que de la capacité de persévérance, de mise au point de solutions et d’engagements courageux. C’est un challenge exaltant ! C’est justement ce que nous allons voir avec le ministre Jean Harvel Victor Jean-Baptiste dans les mois à venir sans se faire aucune illusion, du moins à un échelon sectoriel, car des mouvements de rotation et des nominations comme l’a fait aveuglément l’ex-ministre Dominique Dupuy ne peuvent pas occulter l’absence d’une vision ou stratégie diplomatique innovante. Ce sont des questions de fond dont on voit, avant même de les poser, tous les enjeux et toutes les implications au sein de ce pouvoir collégial.
Montréal, 25 juin 2024 / Pétion-Ville, 28 novembre 2024
Pierre-Raymond DUMAS