Le vendredi 16 novembre 2024, sur une invitation de Yole Dérose, j’ai pris la direction du Coral Spring Center for the Arts, à Coral Springs, parce que je voulais, moi aussi, revendiquer ma part d’ERITAJ. Ce que j’imaginais être une lecture du testament des Pères de la Patrie.
Héritière convaincue, je me suis vite sentie liée à nos ancêtres présents déjà lors de la cérémonie du Bois-Caïman.
Sur la route menant au spectacle, mes pensées n’ont pas cessé de vagabonder sur Boukman, «Nèg Liv la», houngan et guérisseur à qui l’on attribue une influence spirituelle déterminante dans notre histoire de peuple rebelle et intransigeant. Il y en a qui vont jusqu’à affirmer que c’est lui qui a tout fait pour paver la voie à l’arrivée du Messie: Jean-Jacques Dessalines.
Devant le Théâtre où allait se dérouler ce spectacle de «Les Productions Yole Dérose» qui n’était pas à son coup d’essai en matière de grandes représentations, il y avait, il faut bien l’avouer d’emblée, une longue file d’attente, renforçant ainsi l’atmosphère chaleureuse de toute une communauté haïtiano-américaine réunie dans une sorte d’anticipation.
Il est 19 heures 30.
Le spectacle programmé pour 19 heures, n’a pas encore débuté. La file est longue et certains s’étirent de fatigue et d’impatience. Mais cette impatience dans la salle aura tout son apaisement quand enfin se présente sur scène la merveilleuse Elizabeth Guérin, dont l’âme, le sourire et l’élan naturel de présentatrice captivent l’audience.
À 19 h 45, les rideaux s’ouvrent et tout commence.
Les lumières éclairent graduellement une Trilogie féminine Femme-Musique (Yole Dérose), Femme-Parole (Laurence Durand) et Femme-Mouvement (Béatrice Kébreau).
Yole commence à parler et lance «Je gwouy», texte magistral de sa composition, dont les mots forts, surprenants, nous interpellent sur ce que nous avons fait de notre ERITAJ. Laurence Durand, cette actrice d’une présence exceptionnelle, connue de plusieurs scènes internationales, lui donne la réplique, marquée par les envolées corporelles de Béatrice Kébreau. Quelle complicité! Quelle Trilogie!
Quelle mise en scène!
La Scène suivante, consacrée à la « Passation de Pouvoir » et à la « Révélation de l’Assator » chargée d’énergie, symbolise la voix de la terre et du ciel. Sa présentation, perçue comme une vibration, ouvre un passage vers le divin. Eden Berandoive est la Femme-Matrice qui vient donner le Lambi du rassemblement au représentant de la race, incarné par le danseur Markenley Georges. Le déchainement des tambours ravive soudain l’importance de cet instrument dans l’âme haïtienne.
Puis, la Femme-Griot, Bayyinah Bello, debout dans la salle, raconte à un public attentif et médusé ce que les livres d’histoire n’ont jamais osé dévoiler, tandis qu’Anakaona, magnifiquement incarnée par Abigaël Pierre-Louis, traverse la scène et descend dans l’assistance avant de sortir.
Magistrale introduction qui annonce l’apparition de Tant Toya (Agbaraya Toya), guerrière ayant connu les chaines de l’esclavage, qui nous fait revivre cette figure maternelle ayant su éduquer et instruire son fils adoptif, Jean-Jacques Dessalines, et le protéger de tous les dangers. C’est bien Carole Demesmin l’interprète de “Mawoule”! Quelle émotion!
Riva Nyri devient Cécile Fatima avec toute la force de ce personnage emblématique Elle interpelle le public avec des mots forts. La salle vibre!
Dans les scènes qui ont suivi, il était difficile de distinguer les artistes des héroïnes historiques qu’elles incarnaient avec tant de réalisme: Donaldzie Théodore a brillamment interprété Marie-Claire Heureuse Dessalines, créatrice de la Soupe de l’Indépendance, tandis que Stéphanie Séjour, émouvante en veuve incorruptible, a offert une incarnation bouleversante de Suzanne Louverture. Tafa Mi-Soleil a brillamment interprété la précieuse révolutionnaire, notre unique Reine Marie-Louise d’Haïti, épouse du Général Henri Christophe, qui a pris vie à travers une prestation magistrale.
Le spectacle a repris après une courte pause, et le jeu de Darline Desca devant les rideaux, dans le rôle de Joute Lachenais a été particulièrement mémorable. Dans une aisance incroyable et visiblement en transe, ou encore quasiment chevauchée par l’esprit de Joute, elle a raconté ses exploits de manipulations politiques.
C’est que pendant 36 ans, en effet, Joute Lachenais a influencé les hommes au pouvoir, utilisant sa beauté et son intelligence dans une sorte de quête de liberté féminine très personnelle dénuée de masques. Elle a personnifié cette femme capable de déposer la fausse vertu dans un petit coin afin de révéler son véritable soi.
Puis les rideaux s’ouvrent sur Mystie Jean qui a captivé l’espace avec force dans le rôle de la vaillante Marie-Jeanne.
Ce fut une vraie apothéose avec l’apparition sur scène de Rutshelle Guillaume, représentant Sanite Bélair, cette femme révolutionnaire, avec une puissance et une émotion rares, rappelant ses luttes et sa détermination à toujours vaincre pour Ayiti. Quand son époux, le Général Charles Bélair, telle une ombre, l’a rejointe sur la scène, ce fut un autre moment fort de la soirée.
Rapidement, moi et, sans doute, tous les spectateurs, dans la foulée, sommes transportés dans un voyage explorant le monde des femmes extraordinaires, nos héroïnes, incarnées avec une rare aisance par certaines de nos plus talentueuses artistes. Quel exploit de la Créatrice Yole Dérose!
Puis, dans une chorégraphie à vous couper le souffle sur la savoureuse musique “Eritaj” du Compositeur Christopher Ducasse, les danseurs ont joué avec des pans de tissus rouge, noir, bleu qui se sont mélangés; moments sublimes où nos questionnements sur les vraies couleurs de notre bicolore national se dissipent pour ne faire place qu’à la beauté.
Puis, Fatima Altieri se glisse dans la peau de Catherine Flon qui avec éloquence raconte, interpelle le public, livre ses vérités puis chante le drapeau…
A partir de l’Acte suivant, une transe collective s’empare de la salle. Cela nous rappelle amplement alors la cérémonie du 14 août 1791. Anie Alerte semble être chevauchée, elle aussi. Mais cette fois, par l’esprit de Marissainte Dédé Bazile, dite Défilée la Folle, alors que celle-ci rassemble les restes de Dessalines, “ti moso, pa ti moso”, pour lui offrir un repos digne après son assassinat en octobre 1806. Elle électrise l’assistance et les cris « Ayiti! Ayiti! Ayiti! » résonnent dans la salle, ramenant tout le monde à une réalité poignante. Chacune et chacun en ce qui les concerne….
Chaque spectateur a sa propre réalité.
Béatrice Kébreau revient et ondule dans des mouvements qui évoquent Gran Brigit, la femme de Baron. À travers elle, nous avons vu notre « sankoutiaisme », notre désespoir, notre lâcheté. Nous avons vu notre démission exorcisée dans une danse on dirait sans fin.
Le groupe de danseurs a littéralement « gwouye jouk yo pèdi kontwòl » sur les magnifiques chorégraphies du danseur/chorégraphe Jean-René Delsoin.
La présence sûre de Raoul Denis, Jr dans le filage sonore, et du musicien accompagnateur Fabrice Rouzier n’est pas passée inaperçue.
Les costumes d’époque, minutieusement conçus par les stylistes Madeline Ledan, Phelicia Dell et Micaisse Clersaint, portés avec fierté et passion par des actrices renommées, ont contribué à donner vie aux personnages.
Ce théâtre historique total, intitulé ERITAJ, d’une durée de deux heures, s’ajoute brillamment à notre patrimoine immatériel. Traversant le temps, il raconte et immortalise l’héritage de figures emblématiques féminines d’Haïti, peu ou mal connues, durant la période de 1800 à 1940, qui se sont battues pour la liberté. L’Historienne Bayyinah Bello reste persuadée que seule la connaissance de notre histoire peut freiner notre vertigineuse chute libre identitaire. Mis en scène par les conceptrices Florence Jean-Louis Dupuy et Yole Dérose qui est aussi l’auteure des textes, ce chef-d’œuvre témoigne de leur rigueur et de leur art.
Le spectacle est fini… Ou presque… Lorsque Phillipe Saint-Louis monte sur scène pour les présentations finales.
Une clôture chargée d’émotions…
Avec Donaldzie Théodore au piano, Yole offre au public une interprétation de «Chanson Pour Haïti». Elle entonne les premières notes de cette chanson immortelle composée par Ansy Dérose, que toutes les chanteuses, “ses filles”, enchainent en chœur devant un public dont la forte charge émotionnelle était palpable.
C’est le temps des larmes que rien ne peut retenir.
Un mélange de révolte, d’amour passionnel et de regrets envahit la salle. On ressent à la fois l’envie de hurler son amour pour ce pays si spécial et de faire si possible, une introspection sur ce qu’est devenue Ayiti.
Aujourd’hui…
Qui est responsable de cet état de choses ?
Qu’avons-nous fait pour en arriver là, descendre si bas…?
Pour ma part, j’en peux plus. Je quitte la salle, perdue, comme dans un tourbillon de vertiges.
Je voulais éviter ainsi tous les regards, y compris celui de ce petit garçon auquel pourtant je tiens tellement: il s’agit du petit-fils d’Ansy Dérose, cette icône présente dans « Chanson pour Haïti ».
Et dire, par ailleurs, que dans son regard, on lisait à la fois l’Histoire et l’avenir incertain de notre pays.
Marnatha I. TERNIER
26 Novembre 2024