La République dominicaine (RD), située sur l’île d’Hispaniola et frontalière avec Haïti, s’est activement engagée dans un racisme structurel qui peut être lié à l’héritage colonial de l’esclavage, affectant des réalités très diverses. Compte tenu de leur situation géographique, les deux nations partagent une longue histoire commune, dont l’un des produits est un « anti-haïtianisme » systémique. Cette notion décrit un ensemble d’actions et de mouvements hostiles à la présence haïtienne en RD. Elle peut être définie comme « un ensemble de préjugés, de mythes et de stéréotypes anti-haïtiens socialement reproduits, qui imprègne la culture dominicaine. Ceux-ci sont fondés sur de supposées différences raciales, sociales et économiques et sur des distinctions nationales et culturelles que l’on présume entre les deux peuples », selon les mots d’Ernesto Sagás. Ce concept est né lorsque Haïti a unifié la partie orientale de l’île et a déclaré l’abolition de l’esclavage, en accordant également des droits aux Noirs et aux métis en 1822. La partie orientale d’Hispaniola est devenue une nation souveraine en 1844, date retenue aujourd’hui pour célébrer l’indépendance du pays au détriment de la rupture avec l’Espagne. Ce choix est destiné à créer une identité dominicaine extérieure à tout héritage africain et à tout lien avec Haïti, lesquels sont dépréciés ou effacés.
En 2013, cet anti-haïtianisme a suscité une décision de justice qui a déchu de leur nationalité près de 200 000 Dominicains d’origine haïtienne, devenus apatrides. C’était une réponse directe à Juliana Deguis, qui en 2008, s’était vue refuser sa carte nationale d’identité au prétexte que son nom « semblait » haïtien. L’affaire a été portée devant le Tribunal constitutionnel qui arrêta la sentence (sentencia en espagnol) selon laquelle elle n’avait pas le droit à la citoyenneté parce que ses parents étaient en situation irrégulière. Cette décision a été étendue à toute personne se trouvant dans une situation similaire et elle a dénationalisé rétroactivement les Dominicains dont la famille avait émigré entre 1929 et 2010. La sentencia ne fut pas une décision isolée puisqu’elle était cohérente avec un long processus historique réservant la nationalité aux hispaniques, catholiques et métis. L’anti-haïtianisme s’est ainsi exprimé sur les plans politiques et administratifs en justifiant « la pratique sans fondement légal qui refusait systématiquement les papiers d’identité aux Dominicains d’origine haïtienne ».
La migration haïtienne a cru après 1916 en raison du développement des pratiques agricoles industrielles. De nombreux travailleurs étaient enfermés dans de petits espaces urbains, construits par les entreprises sucrières appelées Bateyes. Ces structures attachaient les travailleurs à la terre, dans un contexte de pénurie matérielle. Les ouvriers agricoles n’avaient pas la possibilité de former des syndicats en raison des nombreuses failles juridiques. Des années 1950 aux années 1980, le gouvernement haïtien a fourni de la main-d’œuvre à la RD par le biais de conventions officielles. Dans le même temps, la migration haïtienne s’est accélérée en raison des politiques de libre-échange qui ont été mises en œuvre jusque dans les années 2000. Après la privatisation de l’industrie sucrière en 1998, de nombreux travailleurs sont partis à la recherche d’autres emplois vers des villes comme Santo Domingo, en raison du moindre besoin de travailleurs dans les champs de canne. Beaucoup ont trouvé un emploi, en particulier dans le secteur de la construction, qui a connu un grand essor dans les années 1990.
L’imaginaire national s’est consolidé sous la dictature du Rafael Trujillo et la propagande officielle du régime diffusa ses valeurs prônant l’urbanisation de la frontière et l’éducation, sans crainte de l’action directe. En 1937, des militaires ont tué entre 10 000 à 20 000 Noirs vivant près de la frontière en raison de leur incapacité à dire « Perejil » (« persil » en espagnol). Il est difficile en effet difficile de prononcer ce mot pour des locuteurs natifs français ou créole. Connu sous le nom de « Massacre du persil », ce massacre a marqué le début de la propagande d’État anti-haïtienne. Trujillo s’est également engagé dans des programmes visant à blanchir le pays, en subventionnant des colonies agricoles situées à la frontière haïtienne et destinées à des immigrants européens blancs. Il a stipendié de nombreux intellectuels pour réviser l’histoire dominicaine en manipulant les archives afin de créer la Dominicanidad de ses vœux. Les historiens prétendaient qu’il n’y avait pas eu autant d’esclavage du côté espagnol que du côté français. Ainsi, la Dominicanidad indo-hispanique définissait une identité espagnole, catholique et amérindienne où l’héritage africain était effacé ou minoré. L’héritage indigène a été mis en avant car il encouragerait les gens à moins s’identifier comme Afro-descendants. C’est pourquoi le programme scolaire national a été organisé de manière à perpétuer cette identité chez les enfants. L’ouvrage Enriquillo parle d’un leader indigène qui a combattu et fui les colonisateurs. Le programme scolaire prévoit quatre lectures de ce texte. Les Dominicains sont censés être fiers aussi bien de leurs ancêtres indigènes, qui ont combattu pour leur liberté contre les Espagnols, que de leurs ancêtres espagnols, qui étaient supérieurs. En conséquence de quoi, des cartes d’identité nationales mentionnant la race du détenteur ont également été délivrées, contraignant les habitants à se catégoriser ou à se classer librement comme Blancs et/ou Indio. Ceci a permis d’établir un consensus national montrant un faible pourcentage de personnes noires dans le pays.
Ainsi, les archives de la Dominicanidad ont contribué à la construction d’une peur de la présence étrangère, noire et haïtienne. En 1822, un groupe d’hommes a tué trois jeunes filles, connues comme les vierges Galindo. Au fil du temps, cette histoire a inspiré de nombreuses œuvres littéraires à différentes époques. Lorsque l’accent fut mis sur la peur des Haïtiens, ces hommes sont devenus Haïtiens et les jeunes filles des blanches. Un autre exemple de cette dernière, au début du XXe siècle, Papa Liborio a influencé un mouvement de guérilla noire contre l’occupation américaine et les élites dominicaines, qui l’ont ensuite tué. Localement, Liborio était étiqueté comme étranger et même haïtien car on ne pouvait pas imaginer que ces gens étaient originaires de ce côté-ci de l’île.
Pour conclure, la race et l’identité sont des sujets très complexes en RD. Ils accompagnent un long processus historique fondé sur le rejet des Noirs et d’Haïti. La sentencia de 2013 était un acte symbolique raciste et classiste de l’État qui institutionnalisait des pratiques violentes privant les Dominicains d’origine haïtienne de leur nationalité.
Texte retrouvé :
Auteur(s): Jessica Evangelista
https://www.ehess.fr/fr/carnet/apr%C3%A8s-george-floyd/lafrophobie-dans-limaginaire-dominicain