Une vie vouée à la lutte et à la création
“J’ai vécu ma vie et j’ai sondé mes rêves.”
Frankétienne, artiste multidimensionnel – peintre, poète, romancier, dramaturge, comédien, metteur en scène – nous a quittés ce 20 février 2025, à l’âge de 88 ans. Il laisse derrière lui un héritage colossal, une œuvre foisonnante et une quête inlassable de liberté et d’expression.
Né le 12 avril 1936, il incarne l’Haïtien dans toute sa complexité, traversé par les mœurs, les incertitudes, les manques et les désirs, hanté par des rêves tantôt accomplis, tantôt inachevés.
Fils d’une mère noire et d’un père blanc absent, Jean Pierre Basilic Dantor Franck Étienne d’Argent, de son nom de naissance, voit le jour à Ravine Sèche. Sa venue est accueillie avec joie par sa famille et son voisinage, fascinés par cet enfant à la peau claire et aux yeux verts. Mais les superstitions rôdent : les “mauvais esprits”, dit-on, réclament l’enfant, et une vieille sorcière aurait même voulu “le manger”. Inquiète, sa mère, Annette Étienne, quitte précipitamment la région pour s’installer à Port-au-Prince, dans le quartier populaire de Bel-Air.
“Mwen fèt Ravin Sèch, men mwen se nèg Bèlè.”
Une quête d’identité et de rébellion
Élevé au sein de la famille Volcy, Frankétienne grandit dans une confusion identitaire. On lui dit que Volcy est son père, mais il peine à le croire : comment un homme noir pourrait-il être le géniteur de cet enfant à la peau claire ? Jusqu’à l’âge de douze ans, il porte son nom de naissance complet, avant qu’un brusque changement administratif ne le réduise à un simple “Frank Étienne”. Ce bouleversement le marque profondément.
Enfant rebelle et anticonformiste, il se nourrit de la rue, du chaos, et d’une soif insatiable de savoir. “Très tôt, je m’étais initié à l’alcool en buvant en cachette du rhum et du tafia”, raconte-t-il. “Total enfant perdu dans la délinquance turbulente, je savais déjà créer des structures verbales insolites, avec une arrogance furieuse, une audace jubilatoire.” Son talent pour les mots émerge ainsi dès l’enfance.
L’éveil du poète et du penseur
Frankétienne se distingue très jeune par son intelligence et sa curiosité. Professeur dans plusieurs grandes écoles de Port-au-Prince, il enseigne un éventail impressionnant de matières et finit par fonder son propre établissement à Bel-Air, où il rencontre son épouse, Marie-Andrée, alors l’une de ses élèves.
En 1962, il prend la plume et publie son premier recueil, Au fil du temps. La vente-signature se déroule dans un café, sous le regard intrigué des prostituées du quartier. Il enchaîne ensuite avec La Marche, Mon Côté Gauche, Vigie de Verre… Puis vient le premier roman, Mur à Crever, une critique acerbe de la société haïtienne.
C’est dans Ultravocal que Frankétienne affirme pleinement sa doctrine du spiralisme, une esthétique du mouvement et du chaos, reflet de la réalité haïtienne. Pourtant, malgré une production foisonnante, il demeure longtemps un écrivain de niche, apprécié d’une minorité de lecteurs privilégiés.
Tout change avec Troufoban, puis avec la mise en scène de Pelentet, qui le fait connaître du grand public. Mais c’est Dézafi, publié en 1975, qui marque un tournant décisif. Premier roman entièrement écrit en créole, il assoit Frankétienne comme un pionnier de la littérature haïtienne et un fervent défenseur du créole.
Sous la dictature des Duvalier, il reste une figure ambiguë : “Le régime continua de me considérer comme un personnage bizarroïde, un étrange écrivain masturbateur, un pratiquant de l’esthétique du ‘Dieu seul me voit’.”
Un rayonnement international, mais une reconnaissance tardive
Peu à peu, Frankétienne s’impose sur la scène internationale. Conférencier, théoricien du spiralisme, il devient l’un des plus grands ambassadeurs de la littérature haïtienne. À travers ses œuvres, il explore l’être humain sous toutes ses dimensions : fantasmes, désirs, frustrations, quête de liberté. Il y évoque aussi l’inexplicable alchimie entre l’homme et la femme, cette danse où l’union amoureuse devient une harmonie avec la nature.
Ses contributions lui valent de nombreuses distinctions, dont le Prix Prince Claus des Pays-Bas, le Prix Mapou et le titre de Trésor National Vivant en Haïti. Il a même brigué le Prix Nobel de littérature à deux reprises, rêvant d’être “l’Ambassadeur de l’Homme à travers le monde.”
Une vieillesse marquée par une certaine précarité et de l’indignation
Malgré son immense apport à la culture haïtienne, Frankétienne a passé les dernières années de sa vie dans une certaine situation précaire. Ancien Ministre de la Culture sous Leslie Manigat, il vivait sans pension ni retraite. Avec une colère teintée de tristesse, il dénonçait l’aveuglement de la classe politique et l’abandon des intellectuels et artistes par l’État haïtien.
Dans son ouvrage Miraculeuse, il livrait une réflexion poignante sur sa propre existence et sur la solitude du créateur :
“Je n’avais pas choisi de naître.”
“Assurément, tu avais choisi de naître dans la solitude et la lumière.”
“Par ta transgression, ta dissidence, ta rébellion et ta liberté.”
“Alors, assume ta vie. Expulse la peur qui te dévore.”
“Et le destin, la chance et le hasard te resteront soumis.”
Frankétienne, l’éternel combattant
Jusqu’à son dernier souffle, Frankétienne est resté fidèle à lui-même : un homme de lutte, un créateur insatiable, un poète inclassable. Il continuait d’écrire, de peindre, de parler, persuadé que l’art était une arme contre le silence et l’oubli.
Son décès, ce 20 février 2025, marque la fin d’une ère, mais son œuvre, elle, demeure intemporelle. Haïti perd l’une de ses voix les plus puissantes, mais Frankétienne reste vivant dans chaque page écrite, chaque toile peinte, chaque vers crié.
“J’ai vécu ma vie et j’ai sondé mes rêves.”
Hommage à un géant
Frankétienne n’était pas seulement un écrivain ou un artiste, il était une force de la nature, un passeur de lumière, un poète du chaos qui a façonné l’imaginaire haïtien. Son œuvre restera un phare pour les générations futures, un souffle de révolte et d’espoir dans un monde en perpétuelle turbulence.
Il a vécu avec intensité, rêvé avec audace et combattu avec les seules armes qu’il possédait : les mots, les couleurs et la pensée libre. Haïti perd l’un de ses plus grands esprits, mais son cri résonnera à jamais dans les cœurs de ceux qui l’ont lu, entendu et aimé.
Va en paix, maître des spirales et des tempêtes.
Ton verbe demeure, indélébile comme l’âme d’Haïti.
“J’ai vécu ma vie et j’ai sondé mes rêves.”
Brigitte Benshow