Hommage à Frankétienne
Par Marie Andrée Étienne
La rencontre
Un après-midi de l’année 1966, mon père m’accompagna au Collège Les Humanités, dirigé par Frankétienne, au Bel-Air. À l’époque, il y enseignait la physique, l’algèbre, la trigonométrie et les sciences sociales. J’étais furieuse : après avoir fait toute ma scolarité au Collège Roger Anglade, je ne voulais pas étudier dans un quartier où je ne connaissais personne. Mais en ces temps-là, les parents décidaient et les enfants obéissaient.
L’année scolaire passa trop vite à mon goût, car entre-temps, je tombai amoureuse de mon professeur. L’idée de ne plus revoir celui que j’aimais déjà profondément m’était insupportable. Partie poursuivre mes études à New York, je lui écrivis pour lui avouer mon amour. Sa réponse fut rapide, et dès lors, nous échangeâmes des lettres passionnées jusqu’aux vacances suivantes. De retour en Haïti, nous nous fiançâmes. Puis je repartis pour terminer mes études… À mon retour définitif, le prince épousa sa princesse.
L’époux
Vivre avec un artiste, c’est une expérience unique que seuls ceux qui l’ont vécue peuvent comprendre : les sautes d’humeur, le besoin de solitude, les silences, les susceptibilités, l’égoïsme parfois, et ce repli sur soi si caractéristique des créateurs. Frankétienne n’échappait pas à la règle. Notre vie de couple fut parsemée d’épines, faite de concessions et de sacrifices de part et d’autre. Nous avons voulu divorcer à plusieurs reprises, la première fois après seulement deux ans de mariage. Mais le juge, étonné par l’intensité de notre amour malgré nos conflits, nous conseilla d’y réfléchir… Nous sommes encore ensemble après 37 ans.
Si je m’occupais du foyer, c’est lui qui allait au supermarché. Il avait toujours des attentions délicates : sachant mon amour des fleurs, il ne manquait pas une occasion de m’en offrir.
Le père
Pour nos enfants, Cookie et Rudy, il était un « papa poule ». Ses rapports avec eux, faits de pudeur et d’émotion contenue, cachaient un amour immense. Je ne sais pas s’ils ont pleinement mesuré combien il les aimait. J’ai pu en témoigner à nouveau lorsqu’il est devenu grand-père de Riccardi et Stéphane Franck, qui ont passé leurs trois premières années avec nous. Son ombre protectrice, bien que parfois envahissante, s’étendait sur tous ses proches. À force de vouloir aider et servir, il en venait à étouffer toute initiative personnelle. Mais d’autres enfants auraient tant besoin d’un père présent et aimant… alors mieux valait en profiter. Moi, j’étais celle qui infligeait les punitions.
L’écrivain
Son premier roman, « Mûr à crever », publié en 1968, est né à l’époque de nos fiançailles. Je suis convaincue que Marina, la jeune fille aux yeux bridés du livre, m’est inspirée. Ce roman racontait déjà le drame des boat people fuyant la dictature de Duvalier pour risquer leur vie aux Bahamas. Frankétienne a toujours été déchiré par la misère de son peuple, impuissant face à tant d’injustices. Alors, il écrivait avec ses tripes.
Sa plume s’ancre dans Haïti, car il ne peut rien écrire en dehors de son pays. Parfois, il restait des heures devant une page blanche, agité, souffrant, sans pouvoir tracer une ligne. Quand il enseignait, il n’écrivait que la nuit. Aujourd’hui à la retraite, il écrit en journée et en début de soirée… mais cela ne l’empêche pas de se réveiller au milieu de la nuit pour se remettre au travail.
En juillet 1975, quelques mois après la naissance de notre fille Stéphane, il publie « Dezafi », le premier roman haïtien en créole. Ce livre marque un tournant majeur dans la littérature créolophone et sera salué par la critique nationale et internationale. Les écrivains martiniquais Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et Jean Bernabé lui dédieront même « L’Éloge de la créolité ».
Frankétienne est un perfectionniste. Il peut détruire un manuscrit entier s’il le juge insatisfaisant. J’ai vu brûler « Trajectoire » et « Visa pour la lumière », après les avoir pourtant tapés avec soin. Quant à « L’Oiseau Schizophone », son texte le plus complexe, il est le fruit d’un montage minutieux de fragments de textes, de dessins et même de photos de ses tableaux.
Le peintre
Sans jamais avoir pris de cours, Frankétienne s’est lancé dans la peinture avec audace. Sa première exposition, en 1974, suscita autant d’émerveillement que d’ironie. Mais il ne se laissa pas décourager. Année après année, il peignit sans relâche, jusqu’à l’épuisement. Aujourd’hui, ses œuvres sont exposées et vendues à travers le monde.
Tout comme en littérature, il n’hésite pas à retravailler ses toiles des décennies après. Je suis sa première lectrice, mais en peinture, c’est le personnel de maison qui assiste à la naissance des tableaux. Moi, je découvre le produit fini. Sa peinture, comme sa littérature, ne se laisse pas appréhender immédiatement. Elle frappe, interpelle, exige du temps pour être absorbée.
L’homme de théâtre
Frankétienne n’a pas seulement écrit du théâtre, il l’a aussi mis en scène et joué. Sa première expérience fut avec François Latour. En 1976, il écrit « Twoufoban », une pièce sur la folie du pouvoir, interprétée magistralement par Fritz Valescot.
Puis vint « Pèlentèt », un cri politique qui contribua à libérer la parole en Haïti sous la dictature de Baby Doc. Après 33 représentations, elle fut interdite. Plus tard, il monta seul sur scène avec « Totolommanwèl », puis « Foukifoura », jouant durant 1h30 sans relâche. À Boston, lors de la première, j’étais tétanisée. J’avais peur qu’il ne tienne pas jusqu’au bout. À un moment, il devait se jeter au sol et y rester immobile. Ces quelques secondes m’ont paru interminables… plus tard, il m’avoua l’avoir fait exprès pour me taquiner.
Conclusion
Frankétienne n’a pas peur de la mort, mais de la maladie. Lorsqu’on lui diagnostiqua un cancer de la prostate, il accueillit la nouvelle avec un calme déroutant. C’était lui qui me rassurait. Grâce aux démarches de ses anciens élèves, il fut opéré à New York et ce « maudit cancer » ne fut plus qu’un mauvais souvenir.
Rationnelle et cartésienne, je n’ai jamais cru au destin. Pourtant, comment expliquer notre rencontre, fruit d’un pur hasard ? Comment nier que certaines choses sont écrites ? Aujourd’hui, j’en suis convaincue : le destin existe.
Marie des Îles